Guillaume Lamarre
Le récit est une innovation technologique vitale
Guillaume Lamarre
— 5 février 2025 —
IA
Storytelling

On parle d’IA, d’algorithmes, de big data. Pourtant, notre plus grande innovation technologique n’a ni écran ni processeur : c’est le récit. Depuis des millénaires, les histoires modèlent nos perceptions, orientent nos choix et façonnent notre mémoire. Mais avons-nous vraiment conscience de la puissance du storytelling ?
Le langage est une technologie.
Il s’agit même de l’une des plus grandes innovations que Sapiens ait maîtrisées, au même titre que le feu.
Si ce dernier nous a permis de domestiquer notre environnement physique et d’adapter notre corps, le langage, lui, nous a donné la capacité de façonner notre environnement mental, spirituel et social.
Le mot technologie vient du grec technè — qui désigne l’art, l’habileté, la technique — et logos, la parole. C’est précisément ce qu’est le langage : un outil nous permettant, à l’aide de quelques symboles et glyphes, de capturer et transmettre la quasi-totalité de l’expérience humaine, qu’elle soit tangible ou intangible. Comme le souligne le philosophe et linguiste Alfred Korzybski, notre conscience est entièrement constituée de langage — une idée que développa également Jacques Lacan en l’appliquant à l’inconscient, ou que Shakespeare effleura en écrivant que nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves.
Si le langage est une technologie, alors le récit en est une évolution majeure. Une innovation.
Au-delà d’un simple échange d’informations, une histoire produit en nous des effets neurologiques, ce que d’aucuns appellent des affects. Sans entrer dans des considérations trop techniques, ces affects sont autant des émotions, des sensations que des sentiments qui influencent non seulement notre psyché, mais aussi notre corps. Comme l’a démontré Paul J. Zak, un récit bien construit stimule la libération d’ocytocine, l’hormone favorisant l’empathie et la confiance.
Nous ne voyons pas le code d’un site web, comme nous ne voyons pas les rouages d’une histoire. Pourtant, c’est lui qui façonne notre expérience.
Restons dans le domaine technique. Lorsqu’un navigateur web rencontre une ligne de code, il ne l’affiche pas telle quelle. Il l’interprète, la transforme en images, couleurs, typographies, animations, et nous restitue une interface fluide et compréhensible. Le visiteur ne voit jamais le code sous-jacent, sauf en cas de bug.
Il en va presque de même pour une histoire. Lorsqu’un récit nous captive, nous n’avons pas conscience des mécanismes narratifs qui le structurent. Pourtant, ils sont bien là : métaphores, arcs dramatiques, symboles soigneusement placés. Tout l’art du storytelling consiste à assembler ces éléments de manière invisible, pour que la technique s’efface derrière l’émotion et le sens.
À l’inverse du code informatique, une histoire laisse entrevoir son propre squelette. Son architecture fait partie intégrante de l’expérience du spectateur ou du lecteur. Seul un spécialiste du récit peut en décoder les rouages, là où le grand public se laisse simplement emporter par l’émotion.
En ce sens, un bon storyteller est un développeur de récits : il maîtrise les règles du langage narratif, sait les plier, les tordre, les réinventer pour façonner des expériences uniques. Son rôle n’est pas d’appliquer un modèle figé, mais d’adapter et d’enrichir ce “code narratif” pour générer du sens et des affects.
Maîtriser les trois langues
D’où l’importance d’étendre son vocabulaire et de comprendre de quoi une histoire est constituée. Car les grands modèles de langage (LLM) — comme leur nom l’indique — ne se nourrissent et ne sont faits que de langage. Charge à nous, donc, de comprendre et maîtriser ce langage. De comprendre et maîtriser celui du storytelling. De comprendre et maîtriser celui qui sera propre à notre domaine d’expertise.